Pourquoi l’Europe ne parle pas francais
“Jetzt auf einmal wird in Europa Deutsch gesprochen” (“Tout d’un coup, on s’est mis à parler allemand en Europe”). En s’enorgueillissant ainsi, fin
“Jetzt auf einmal wird in Europa Deutsch gesprochen” (“Tout d’un coup, on s’est mis à parler allemand en Europe”). En s’enorgueillissant ainsi, fin 2011, de la prééminence de Berlin dans les affaires européennes, le président du groupe parlementaire de la CDU a certainement commis une maladresse. Volker Kauder a d’ailleurs été beaucoup critiqué pour cela au sein de son propre parti, celui d’Angela Merkel. Cette déclaration a cependant le mérite d’éclairer d’un jour cru l’accord sur un nouveau traité budgétaire qui porte de la première à la dernière ligne la marque de Berlin, et de poser deux questions : vingt ans après le traité de Maastricht, par lequel l’Europe avait adopté le modèle monétaire de l’Allemagne, la zone euro est-elle en passe de s’aligner complètement sur son modèle de politique économique ? Pourquoi la France semble-t-elle impuissante à exporter ses idées, et condamnée à jouer les seconds rôles ?
A vingt ans de distance, le parallèle est frappant. Au début des années 1990, le Deutschemark émergeait comme la monnaie de référence en dépit d’un régime de taux de change (le système monétaire européen) qui les traitait toutes sur un pied d’égalité. On connaît la suite : le chancelier Helmut Kohl fit sien le projet français d’une monnaie européenne et l’imposa à une opinion allemande réticente, mais en contrepartie le mandat et les statuts de la Banque centrale européenne (BCE) répliquent strictement ceux de la Bundesbank.
Aujourd’hui comme hier, le régime de politique économique est formellement symétrique : hormis la localisation de la BCE à Francfort, l’Allemagne ne jouit d’aucun privilège au sein de la zone euro ; il n’est écrit nulle part que ses obligations d’Etat doivent servir de référence. Il n’empêche que la crise des dettes souveraines, qui a brutalement soumis les Etats au jugement des marchés, a replacé l’Allemagne au centre, et fait réapparaître, derrière la symétrie institutionnelle, la réalité d’une inégalité économique et financière. C’est dans ce contexte que Mme Merkel a entrepris d’exporter vers le reste de l’Europe la culture de stabilité budgétaire sans laquelle, elle en est persuadée, l’euro ne pourra pas survivre.
Vue de Berlin, l’équation est simple. Il y a vingt ans, l’Allemagne a fait le deuil d’une souveraineté monétaire exclusive qui, contrairement à celle de la France, n’était pas de pure forme. Elle ne l’a fait qu’à la condition (expressément formulée par sa cour constitutionnelle) que l’euro garantisse la stabilité. Assurer cette stabilité requiert aujourd’hui que les autres Etats européens renoncent aux facilités budgétaires, inscrivent la discipline dans leurs textes fondamentaux, et soumettent à un dispositif de sanction strict et crédible. Il n’y a pas impérialisme, mais sélection du modèle le plus performant, il n’y a pas inégalité des concessions de souveraineté mais seulement décalage dans le temps entre l’abandon allemand, il y a vingt ans, et celui qui est aujourd’hui demandé aux autres.
Les Français peuvent bien faire valoir que les difficultés de l’Espagne ou de l’Irlande ne sont pas d’origine budgétaire. Ils peuvent bien rappeler qu’Angela Merkel a été très hésitante dans sa gestion de la crise de l’euro. Ils peuvent bien plaider que ses préventions à l’égard de l’assistance financière, sa volonté d’imposer à la Grèce des taux d’intérêts punitifs, sa proposition que la restructuration des dettes (•) soit contrepartie quasi-systématique de l’assistance, ou ses réticences à l’égard d’intervention publiques sur les marchés des dettes souveraines ont largement contribué à la contagion de la crise. Ils peuvent bien arguer de ce que sur ces différents points, Nicolas Sarkozy a beaucoup contribué à la faire graduellement changer de position. Il reste que le nouveau projet de traité est indubitablement une étape vers une Europe qui parle allemand.
Pour ceux qui lisent l’histoire à travers le seul prisme des rapports de force, cette évolution n’est que la sanction de la réussite. Si Berlin parvient à faire prévaloir ses thèses, c’est simplement parce que la santé économique de l’Allemagne est éclatante, qu’elle accumule des excédents extérieurs sans précédents, qu’elle a su redresser sa compétitivité, que son chômage est au plus bas et que son budget est sur la voie du retour à l’équilibre.
Il serait évidemment naïf de nier les lois de la pesanteur. Il faut bien admettre que l’affaiblissement relatif de la France doit beaucoup à ses propres erreurs de politique interne : sur les finances publiques, l’emploi, la compétitivité, la politique industrielle, elle n’a rien à proposer parce qu’elle n’a rien à montrer. Cela fait bien longtemps qu’on a cessé de parler de modèle français. Mais il serait erroné de s’en tenir là. Car si l’Allemagne pèse tant, c’est aussi parce que l’approche française de la politique européenne est dans une impasse stratégique.
Depuis le début des discussions sur l’euro, il y a vingt ans, Paris s’en est tenu à une ligne à peu près constante, la coordination des politiques économiques. Dans la préparation de Maastricht, en 1990-91, d’Amsterdam, en 1997, dans les négociations qui ont conduit au traité de Lisbonne, au milieu des années 2000, et dans les discussions récentes, elle a consacré tous ses efforts à promouvoir une approche sans a priori, combinant diagnostic collectif et action conjointe. C’est sur cette base et dans cette optique qu’elle a obtenu l’introduction dans les traités des processus non contraignants de coordination, la mise en place d’un conseil des ministres de la zone euro (l’Eurogroupe), la possibilité juridique d’initiatives propres aux Etats de l’euro et, a récemment convaincu l’Allemagne de la nécessité d’institutionnaliser des sommets à 17[1]. Elle a aussi contribué, avec succès, à la création d’une procédure de surveillance des déséquilibres de paiement.
Le problème est que tout cela n’a pas donné grand-chose. Hormis certains moments de gloire, à l’occasion de crises aigües, la coordination est largement restée lettre morte et l’Eurogroupe a échoué à se constituer en gouvernement collectif. Pourquoi ? On peut certainement incriminer le manque d’envergure des responsables ou les incohérences des gouvernements français qui se sont régulièrement, et toutes majorités confondues, refusés à mettre en pratique ce qu’ils plaidaient en théorie. Mais le problème est plus profond : la vision française de la politique économique européenne souffre d’une incohérence entre préférence pour l’action discrétionnaire et volonté de préserver le pouvoir des Etats.
En France en effet, la politique économique est affaire de décision centralisée et aussi libre d’entraves que possible, au gré d’une philosophie que résume bien la célèbre formule de Pierre Mendès-France : « gouverner, c’est choisir ». Avant même que Nicolas Sarkozy la porte à une sorte de sommet, c’est cette culture que le pays a tenté d’exporter au niveau européen. Mais la France s’est, avec la même constance, refusée à créer un pouvoir européen, préférant se reposer sur la collaboration entre les gouvernements. Nicolas Sarkozy l’a exprimé avec une grande clarté le 6 février dernier lors de son interview conjointe avec Angela Merkel : «&Բ;ֳܰDZ, a-t-il dit, ça ne consiste pas à donner à un organisme technocratique une partie de la souveraineté. L’Europe, c’est l’exercice en commun d’une même souveraineté. […] C’est nous-mêmes, les chefs d’Etat et de gouvernement, qui avons décidé de reprendre en main la politique économique commune ».
Or il y a contradiction entre conception discrétionnaire de la politique économique et conception intergouvernementale de la gouvernance. Qui dit décision discrétionnaire dit pouvoir, et donc autorité capable d’initiative et libre de ses actes – même si, bien sûr, elle doit être soumise à contrôle démocratique. Un comité, fût-il constitué de ministres ou de chefs d’Etat, produit du compromis, parfois du consensus, et gouverne par procédures et règlements négociés. On n’en attend pas hauteur de vue, initiative ou audace. Mais les dirigeants français refusent avec constance l’affermissement d’un pouvoir européen. C’est dans cette contradiction que la France s’empêtre depuis vingt ans, c’est en bonne partie elle qui explique la faiblesse de son influence sur les choix qui modèlent la zone euro.
Il est temps de reconnaître que la coordination intergouvernementale ne crée ni pouvoir ni identité. Il est temps de sortir de la contradiction, et de choisir : s’inscrire dans la mécanique des règles qui est au cœur de la conception allemande de la politique économique, et s’attacher à les façonner ; ou demeurer dans la logique de l’action discrétionnaire, et accepter la délégation de pouvoir. C’est à ce choix que sera confronté le prochain président.
(•) Restructuration d’une dette : opérations consistant à alléger le poids de la dette pour son débiteur, en réduisant le montant de cette dette ou son taux d’intérêt, et en rééchelonnant le remboursement de cette dette.
[1] Correspondant aux 17 membres de la zone euro.
A version of this article was also published by Alternatives Economiques.