Ubu ou Machiavel?
L'administration Trump veut imposer une approche transactionnelle des relations économiques gouvernée par le rapport de force bilatéral en lieu et pla
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Le comportement de l’administration Trump défie la logique. Chacun voit bien que pour les États-Unis, l’enjeu stratégique central est la relation avec la Chine. Celle-ci est un rival géostratégique doublé d’un concurrent économique de plus en plus sérieux, y compris dans ce qui fait le cœur de la compétitivité américaine. Xi Jinping a commencé à formuler une conception des relations internationales alternative à l’ordre libéral dont les États-Unis ont été les promoteurs depuis trois quarts de siècle. Et pourtant M. Trump s’en prend à l’Europe et semble s’être donné pour priorité de saper les bases du leadership américain.
Ce leadership reposait sur un contrat original et assez explicite : en échange d’un rôle prééminent dans la fixation des règles du jeu international, les États-Unis se contraignaient à agir le plus souvent dans le cadre de ces règles. C’était particulièrement vrai en matière de commerce international, puisque celui-ci était régi par les règles du multilatéralisme. C’était également le cas en matière de finance ou de régulation. Même en matière monétaire, domaine où il jouissait d’un « privilège exorbitant », Washington se soumettait aux principes du G7. Bien entendu, il arrivait qu’il s’en écarte. Mais assez rarement pour que le contrat tienne.
C’est ce contrat qui est remis en cause. Après la sortie de l’accord sur le climat, après des déclarations unilatérales sur le taux de change du dollar, l’offensive commerciale a été déclenchée. L’administration Trump entend faire prévaloir une approche transactionnelle des relations économiques. Au contrat multilatéral succède le pur rapport de force bilatéral.
L’Union européenne est évidemment particulièrement bousculée. Elle-même construite sur le droit, elle a toujours porté une conception des relations internationales fondée sur les règles. Autant que les tarifs douaniers qui lui sont imposés, elle vit ce changement de philosophie comme une agression.
La situation est paradoxale car, quant au fond, l’UErejoint les États-Unis sur tout un ensemble de griefs à l’égard de la Chine. Comme eux, elle lui reproche de distordre la concurrence, de prendre des libertés avec la propriété intellectuelle et de cibler des acquisitions stratégiques dans les domaines technologiques. Comme eux, elle juge que les règles de l’OMC qui lui accordent un statut privilégié de pays en développement sont dépassées. Elle pourrait donc être pour Washington un allié économique de poids.
Alors pourquoi? Ubu, ou Machiavel? Faut-il attribuer les foucades de l’administration Trump à un mélange d’irrationalité, d’inculture et d’incohérence ? C’est ce que lui reprochent, aux États-Unis même, la plupart des analystes. Ou bien faut-il rechercher une visée stratégique derrière son étrange comportement ?
La seule logique qui puisse lui être trouvée est que l’administration Trump vise à empêcher l'Union européenne de se positionner comme le troisième acteur d'un jeu États-Unis-Chine-Europe et à rétablir à l’égard de l’Europe une primauté américaine qui ne repose plus sur le leadership, mais sur la force. L’UE, qui dispose encore du plus grand marché mondial de biens et de services, est par nature opposée à une approche purement transactionnelle des relations internationales. Pour M. Trump, elle constitue donc un obstacle. Il ne veut pas un partenaire, mais des vassaux.
Théorie du complot? « Nous aimons les pays de l'Union européenne, a déclaré Donald Trump le 28 juin. Mais l'Union européenne, bien sûr, a été créée pour tirer parti des États-Unis. Et nous ne pouvons pas laisser cela se produire ». Aucun président américain n'a jamais présenté l'UE comme un complot pour affaiblir les États-Unis ni suggéré que l’intérêt des États-Unis serait de traiter bilatéralement avec les pays européens.
Pour l'Union européenne, c'est un moment charnière. Les événements l'obligent à redéfinir ses finalités. Elle s’est construite sous la protection des États-Unis et dans le contexte du système international qu’ils dominaient. Pour cette raison, ses dimensions externes ont toujours été secondes. La signification de la crise actuelle est que cela ne tient plus : l'Europe doit fixer d’urgence son orientation stratégique vis-à -vis d'États-Unis distants, sinon hostiles, et de puissances émergentes dénuées de tendresse. Simultanément, elle doit décider de ce qu'elle entend faire pour sa sécurité, sa protection frontalière et sa politique de voisinage.
Si elle ne parvient pas à redéfinir les biens publics européens pour un monde fondamentalement différent de celui d'il y a dix ans, l'UE ne survivra pas en tant qu'institution significative. Si elle y parvient, elle retrouvera aux yeux des citoyens européens un objectif et une légitimité érodés par des années de revers économiques et politiques.