Europe: en finir avec la politique en silos
Projetée dans un monde de rapport de force dont les principaux protagonistes ne séparent pas géopolitique et économie, l’UE va devoir conduire un chan
La nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’est donné pour but de bâtir une Commission géopolitique au service d’une Europe plus stratégique, qui soit capable de s’affirmer dans un monde marqué par l’aiguisement des rivalités.
Elle n’aura pas la tâche facile. Car l’Union européenne est ce que l’économiste André Sapir avait appelé (Fragmented Power: Europe and the global economy, Bruegel, 2007). Un pouvoir, parce qu’en matière de normes, de concurrence ou de commerce international, l’Europe peut imposer ses préférences réglementaires, faire rendre gorge à des multinationales et négocier des accords commerciaux d’égal à égal. Mais un pouvoir morcelé, parce que ses compétences sectorielles sont à la fois cantonnées à la sphère économique, incomplètes et exercées séparément les unes des autres.
Si les Français s’en lamentaient, ce morcellement a longtemps été confortable : il permettait à l’Union d’exercer une influence globale sans assumer les responsabilités du leadership. Les États-Unis restaient le garant de l’ordre économique avec ce que cela supposait de privilèges (parfois exorbitants), mais aussi de devoirs : c’était à eux que revenaient les rôles d’architecte du système, mais aussi d’importateur en dernier ressort, de prêteur en dernier ressort, et à l’occasion de gendarme.
Charles Kindelberger (, 1973) puis Adam Tooze (, 2014) ont bien montré à quel point ces rôles sont essentiels, et combien il a été difficile pour Washington de les assumer. Mais les dirigeants américains avaient fini par réaliser que s’il pouvait être contraignant de s’inscrire dans un système et de se conformer à ses règles, c’était la meilleure manière d’étendre leur sphère d’influence et d’assurer la prospérité de leur propre pays.
L’Europe, quant à elle, s’accommodait du leadership américain. Elle n’aspirait pas à contester l’hégémonie du dollar. Elle n’avait pas de grandes ambitions diplomatiques. Elle logeait sa puissance économique au sein d’un régime multilatéral défini par les États-Unis et dominé par eux, dont elle était le soutien constant et souvent le meilleur avocat.
Ce système est aujourd’hui en lambeaux, et il est illusoire de croire qu’il renaîtra à la faveur du départ de Donald Trump. Démocrates et Républicains ne croient plus que la participation de la Chine à l’ordre multilatéral assurera, à terme, sa convergence vers le modèle occidental. Les deux camps pensent que les États-Unis doivent penser davantage à leur propre intérêt et ne pas le sacrifier à la prospérité du monde. Ils sont divisés, certes, mais entre ceux qui veulent discipliner la Chine et ceux qui entendent enrayer son ascension, ou entre champions des tarifs douaniers et partisans d’autres armes. Mais ils partagent la fatigue du leadership.
Pour l’Europe, le réveil est particulièrement brutal : elle se trouve soudainement projetée dans un monde de rapport de forces dont les principaux protagonistes, États-Unis et Chine, ne séparent pas, comme elle, géopolitique et économie. Comme l’a montré le cas iranien, Washington utilise sans vergogne la centralité du dollar et de Wall Street pour imposer unilatéralement ses préférences géostratégiques. Quant à Pékin, il fait de sa capacité de crédit et d’investissement les vecteurs d’une politique de puissance dont les effets se font sentir en Asie centrale, en Afrique, et jusqu’au sein de l’UE.
Ursula von der Leyen a donc raison. Mais elle va devoir conduire une triple transformation : un changement de logiciel culturel ; une mutation organisationnelle ; et un rééquipement opérationnel.
Culturellement d’abord, l’Union doit faire l’apprentissage de la souveraineté économique (Bruegel-ECFR, , juin 2019). Il ne peut s’agir pour elle de se refermer derrière ses frontières ou de se couper de la Chine, qui doit comme les États-Unis demeurer un partenaire de premier plan. Ce serait une erreur dramatique. Il ne s’agit pas non plus de renoncer à défendre le multilatéralisme, qui fait partie de son code génétique . Mais il s’agit de penser stratégie, et de définir l’intérêt européen en des termes qui ne soient pas exclusivement sectoriels, ni même exclusivement économiques.
Organisationnellement, l’Europe doit cesser de gérer ses politiques économiques en silos. La primauté du droit et la structure de la Commission favorisent le morcellement que diagnostiquait Sapir. Il n’est pas facile d’y mettre fin, parce que le modèle de l’Europe n’est pas celui de la décision discrétionnaire au sommet de l’État. Il serait, par exemple, erroné de vouloir soumettre la politique de la concurrence, qui est un des atouts européens, à une politique industrielle d’ailleurs mal définie. En revanche il faut se donner les moyens procéduraux pour que lorsqu’elle examine un cas de concurrence, la Commission soit informée de ses implications potentielles en matière de sécurité, et puisse les prendre en compte dans sa décision.
Opérationnellement enfin, l’Union a besoin de nouveaux outils. Par exemple, elle ne peut pas aujourd’hui s’opposer à un investissement direct étranger dans un État membre, même si cet investissement donne accès à l’ensemble du marché intérieur. Il faudrait qu’elle puisse le faire à la majorité qualifiée. En matière monétaire, également, il faut évoluer : l’usage international de l’euro est pénalisé par l’absence de lignes de swap permettant de fournir de la liquidité en euros aux institutions financières de pays tiers ; or la BCE ne pourra en créer que s’il y a accord avec les États sur le partage des risques correspondants.
La souveraineté économique est affaire d’état d’esprit, de procédures et d’outil. Sur les trois plans, il est urgent d’avancer. Parce que le monde ne nous attendra pas.