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Les IFRS et la malédiction de Babel

Publishing date
08 October 2005

Le 14 décembre 2001, le commissaire européen, Frits Bolkestein, présentait la version finale du règlement d’adoption des normes comptables IFRS, un texte qui « ouvrirait une nouvelle ère de transparence et mettrait fin à la Tour de Babel actuelle de l’information financière » en Europe. Ainsi devait-on retrouver l’âge d’or où les hommes ne parlaient qu’une seule langue, avant que l’Eternel les « disperse sur la face de toute la terre » (Genèse 11).
Aujourd’hui, les anciennes normes nationales sont certes en voie d’abandon pour les comptes consolidés des sociétés cotées, mais les IFRS risquent de connaître à leur tour une fragmentation de leur usage. La « confusion du langage », qui dans la Bible frappe les bâtisseurs de Babel après l’intervention divine, est loin d’être conjurée.
Depuis quelques semaines, les IFRS sont une réalité. La première publication selon les nouvelles normes, celle des comptes au 1er semestre 2005, a eu lieu sans accident majeur apparent ; analystes et investisseurs s’habituent peu à peu aux nouveaux standards. La comparaison avec les anciens comptes en normes françaises reste quelque peu obscure, mais cette transition sera vite oubliée. Comme pour l’an 2000 et le passage à l’euro, l’obstacle a été passé sans que les catastrophes annoncées par certains se matérialisent. Plusieurs bénéfices attendus des nouvelles normes sont au rendez-vous.
D’abord, une transparence renforcée, ainsi sur l’utilisation des produits dérivés et l’« information sectorielle » (norme IAS 14), qui permet par exemple de connaître pour la première fois la répartition géographique des revenus des banques françaises. Ensuite, une pertinence accrue : la réintégration en passifs d’éléments hors bilan et la suppression de l’amortissement du goodwill ont modifié l’apparence des comptes et les investisseurs en semblent plutôt satisfaits, même si certains choix techniques de l’IASB (International Accounting Standards Board, organisme chargé d’élaborer les normes comptables internationales) ne font pas l’unanimité. Comparabilité. Toutefois, ces acquis restent marginaux au regard de la dépense importante qu’a représentée l’adoption des IFRS, qui se justifie avant tout par l’objectif de comparabilité transfrontalière (et transsectorielle) des comptes afin de faire remonter l’Europe à un état « pré-Babélien ». Or ces normes sont « principles-based », elles se limitent le plus souvent à des principes généraux plutôt qu’à des règles précises qui pourraient facilement être contournées – comme cela a pu être le cas dans certains montages financiers d’Enron avec les normes US GAAP, nettement plus détaillées. Mais cet avantage potentiel a pour corollaire que l’interprétation des normes et la manière dont elles sont mises en oeuvre dans la multitude des cas particuliers d’application sont aussi déterminantes que les normes elles-mêmes.
Pour que l’objectif de comparabilité soit atteint, il faut donc assurer la cohérence des interprétations et des applications. Or, ce n’est pas le cas aujourd’hui. Les entreprises se coordonnent partiellement et les réseaux d’audit s’efforcent de promouvoir des solutions communes, mais les différences de pratiques demeurent fortes d’un pays ou d’un secteur à l’autre, ainsi sur la capitalisation des dépenses de recherche-développement, le découpage par segments selon IAS 14, ou les choix de méthodes d’évaluation. La convergence ne se fera pas spontanément car les intérêts en jeu sont trop contradictoires, et pour cette raison la création cette année d’un « forum européen » pour l’interprétation des IFRS, rassemblant tous les acteurs mais dépourvu de capacité d’arbitrage, ne changera guère la donne.
Seule une autorité jugée compétente et légitime peut assurer la cohérence, comme le fait la SEC aux Etats-Unis. Mais, en Europe, les régulateurs boursiers restent confinés dans leurs périmètres nationaux respectifs, et leur coordination demeure balbutiante à travers le Cesr (Comité des régulateurs européens), qui n’a encore que peu de moyens, une gouvernance rudimentaire, et pas de pouvoir de décision. Quant aux acteurs privés, ils n’ont pas à ce jour réussi à construire des mécanismes alternatifs crédibles de régulation collective – à l’exception sans doute de l’IASB lui-même, mais celui-ci se refuse à intervenir dans la plupart des débats d’interprétation.
Le bon sens exige pourtant que le pilotage de la mise en oeuvre des IFRS ne se fasse plus sur une base strictement nationale. L’idéal serait une forme de « juge de paix » européen commun dont les interprétations s’imposeraient à chaque autorité de marché, mais l’état actuel de déprime communautaire rend cette option peu réaliste à court terme.
Une alternative pourrait être la mise en commun de ressources par plusieurs régulateurs, sans attendre un accord à Vingt-Cinq. Pourquoi pas une fusion des directions comptables des gendarmes boursiers français, allemand et italien, par exemple, selon un schéma ouvert à d’autres par la suite ? L’autonomie de gestion acquise par l’AMF et ses homologues permet d’envisager ce type de « service partagé », qui devrait être doté de moyens juridiques, financiers et humains suffisants pour assurer son efficacité. A l’inverse, si les tergiversations devaient durer plusieurs années, les marchés le supporteraient mal et les risques d’accidents comptables majeurs en seraient multipliés d’autant. Une chose est sûre : il faudra encore faire preuve d’audace pour délivrer les entreprises de la malédiction de Babel.

About the authors

  • Nicolas Véron

    Nicolas Véron is a senior fellow at Bruegel and at the Peterson Institute for International Economics in Washington, DC. His research is mostly about financial systems and financial reform around the world, including global financial regulatory initiatives and current developments in the European Union. He was a cofounder of Bruegel starting in 2002, initially focusing on Bruegel’s design, operational start-up and development, then on policy research since 2006-07. He joined the Peterson Institute in 2009 and divides his time between the US and Europe.

    Véron has authored or co-authored numerous policy papers that include banking supervision and crisis management, financial reporting, the Eurozone policy framework, and economic nationalism. He has testified repeatedly in front of committees of the European Parliament, national parliaments in several EU member states, and US Congress. His publications also include Smoke & Mirrors, Inc.: Accounting for Capitalism, a book on accounting standards and practices (Cornell University Press, 2006), and several books in French.

    His prior experience includes working for Saint-Gobain in Berlin and Rothschilds in Paris in the early 1990s; economic aide to the Prefect in Lille (1995-97); corporate adviser to France’s Labour Minister (1997-2000); and chief financial officer of MultiMania / Lycos France, a publicly-listed online media company (2000-2002). From 2002 to 2009 he also operated an independent Paris-based financial consultancy.

    Véron is a board member of the derivatives arm (Global Trade Repository) of the Depositary Trust and Clearing Corporation (DTCC), a financial infrastructure company that operates globally on a not-for-profit basis. A French citizen born in 1971, he has a quantitative background as a graduate from Ecole Polytechnique (1992) and Ecole Nationale Supérieure des Mines de Paris (1995). He is trilingual in English, French and Spanish, and has fluent understanding of German and Italian.

    In September 2012, Bloomberg Markets included Véron in its second annual 50 Most Influential list with reference to his early advocacy of European banking union.

     

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