L’affaire des deux hôtels
Ce sont deux hôtels alpins situés de part et d’autre de la frontière austro-italienne. Tout les rapproche : les paysages, la clientèle, le dialecte des employés. Ils facturent dans la même monnaie. Ils sont clients de la même banque, une grande institution paneuropéenne. Mais ils ne payent pas du tout le même taux d’intérêt : le coût du crédit est beaucoup plus cher pour l’établissement italien que pour son concurrent, parce que la banque applique à chacun le taux des emprunts d’Etat dans son propre pays, augmenté d’une prime de risque et des frais d’intermédiation.
Le cas, authentique, résume la fragmentation financière à laquelle la zone euro fait face. Vingt ans après l’achèvement supposé du marché unique européen, la concurrence entre les entreprises est faussée, parce que le crédit favorise celles du Nord et pénalise celles du Sud, alors même que ces dernières souffrent déjà de coûts plus élevés et de marchés en récession.
Les banques ne sont pas coupables : au Sud, elles peinent elles-mêmes à se financer, et celles d’entre elles qui sont établies dans plusieurs pays se voient interdire par les superviseurs du Nord d’utiliser les liquidités abondantes dont elles disposent pour prêter de l’autre côté de la frontière.
La situation des Etats n’est pas meilleure. Début 2007 plus de la moitié de la dette publique espagnole était détenue par des non-résidents, mais début 2012 cette proportion était tombée à 30%. Elle a certainement encore chuté depuis. L’écheveau d’interdépendances financières au sein de la zone euro se défait ainsi à grande vitesse. La menace est proprement existentielle : quel sens y aurait-il à conserver monnaie commune dans un contexte de désintégration financière ?
C’est à ce risque que la banque centrale tente de répondre avec le nouveau programme d’achat de titres lancé début septembre, c’est lui que les chefs d’Etat ont voulu conjurer en lançant fin juin le projet d’union bancaire. La première a été très claire quant à son objectif : contrer les anticipations d’éclatement et faire ce qu’il faut pour préserver l’euro. Les seconds ont très explicitement énoncé leurs intentions : briser le cercle vicieux qui existe entre les banques et les Etats. Dans les deux cas, le virage est net, et il est très bienvenu. Il ne s’agit plus de privilégier le seul renforcement des disciplines budgétaires il s’agit de remédier aux fragilités systémiques de la zone euro, et dans l’immédiat d’enrayer la fragmentation.
Cela va-t-il suffire ? Côté BCE, les difficultés sont multiples. La plus visible est l’opposition de la Bundesbank. La levée de boucliers que la décision de relancer les achats de titres publics – cette fois sans limites – a provoquée en Allemagne risque de miner la crédibilité de l’action engagée par Mario Draghi. Mais les embûches sont aussi opérationnelles. Instruite par ses déboires de l’été 2011, lorsque la coalition de Silvio Berlusconi était revenue sur ses engagements de taxation des hauts revenus dès le lancement des interventions de la BCE, celle-ci a annoncé qu’elle n’interviendrait qu’en faveur des pays ayant souscrit aux conditions fixée par le fonds de secours européen (le MES), dont les actionnaires sont les Etats. S’est ainsi nouée une relation quasi-contractuelle potentiellement aventureuse : que se passera-t-il, par exemple, si le MES renégocie un programme d’assistance avec un Etat contre l’avis de la BCE ? Dans l’immédiat, que se passera-t-il si l’Espagne continue de considérer un programme d’assistance comme une humiliation insupportable ? La solution choisie est certainement moins problématique que l’exercice de la conditionnalité par la BCE elle-même, mais elle n’est pas sans risques.
Côté union bancaire, l’ambition de l’entreprise reste incertaine. Déjà , le débat est vif entre la France, qui veut faire passer toute les banques sous supervision européenne, et l’Allemagne, qui veut qu’on s’en tienne aux plus grandes. Confier à Francfort la responsabilité directe de 6000 banques serait évidemment absurde, mais se limiter aux vingt plus grandes serait inefficace : ce ne sont pas BBVA et Santander qui ont mis l’Espagne en difficulté, mais les fameuses Cajas. Il faut donc couvrir assez large, concrètement une ou deux centaines de banques. Mais surtout, se limiter à la supervision ne résoudrait pas le problème. Pour protéger les Etats des catastrophes bancaires il faut aussi mutualiser la gestion des crises et organiser l’accès à une ressource budgétaire commune. C’est évidemment beaucoup plus ambitieux et pour l’heure, cela ne fait pas partie des discussions.
Dans l’immédiat les marchés semblent impressionnés : entre la veille du sommet de fin juin, et le lendemain des annonces de la BCE, début septembre, le coût des financements à deux ans a baissé de deux à trois points pour l’Espagne et l’Italie. C’est une bonne nouvelle pour les hôteliers des Alpes et des Pyrénées. Mais c’est loin de suffire. Il ne faudrait pas qu’encore une fois, le soulagement fasse le lit de l’inaction.