La crédibilité des engagements budgétaires français est quasi nulle
Bruegel Director Jean Pisani-Ferry writes about the financial crisis in this comprehensive discussion of the causes of the crisis, its effect on Europe, and the future of the European economy.
Pour l'Europe, la crise a été un test exigeant et éprouvant. Le dos au mur, elle a éprouvé de la difficulté à sortir des procédures et des routines sur lesquelles repose ordinairement la décision commune. C'est toute la différence entre une gouvernance en temps de guerre et une gouvernance en temps de paix. La conduite de la guerre requiert un commandement extrêmement centralisé concentrant dans ses mains une capacité de décision rapide. L'Union européenne ne dispose pas d'une telle gouvernance, et pendant plusieurs semaines, il y a eu comme un vide. Même si on peut discuter de sa politique de taux d'intérêt au printemps 2008, la BCE a globalement bien passé l'épreuve en percevant vite la nature du risque et en agissant sans tarder pour fournir de la liquidité, puis pour baisser les taux. Il me semble en revanche que l'Eurogroupe ne sort pas grandi des événements. Structure informelle réunissant les ministres de l'Economie et des Finances, renforcée voici quelques années par la nomination d'un chef de gouvernement à sa tête, l'Eurogroupe était l'institution construite pour être flexible. Il aurait pu être à l'initiative. Or on ne l'a guère vu à la manoeuvre aux moments décisifs.
Crise américaine, choc européen
Lorsque la crise démarre, la majorité des experts pensait que l'Europe serait moins touchée que les Etats-Unis car elle affrontait moins de déséquilibres si on compare avec le problème massif de déficit extérieur et de déficit d'épargne américain. Or, paradoxalement, la plupart des mauvaises nouvelles se sont accumulées sur le Vieux Continent. Une première explication tient à la sous-estimation des effets de transmission de la crise financière américaine sur le secteur bancaire européen du fait de l'ampleur insoupçonnée des investissements de ce dernier outre-Atlantique. Ce n'est pas la première fois que des étrangers font les frais d'une crise proprement américaine. Les Japonais dans les années 80 puis les Européens au début des années 2000 ont payé chèrement la facture de leurs investissements aux Etats-Unis (placements dans l'immobilier, nouvelle économie). Selon une estimation du FMI, les Européens auraient cette fois supporté 40% des pertes des marchés dérivés américains. Certaines banques du Vieux Continent dont le modèle a été mis en cause par l'ouverture des marchés sont allées chercher, à l'instar des «Landesbanken» allemandes, de la rentabilité sur des investissements hasardeux tout en conservant la garantie de l'Etat. Sans parler des placements réalisés par les établissements suisses. Le système financier européen en sort dans un état peut-être plus mauvais que celui des Etats-Unis. Un constat qui ne laisse pas d'inquiéter car l'économie européenne est bien plus bancarisée que l'économie américaine. Plus fondamentalement, la faiblesse européenne est aussi le reflet de la crise de son modèle de croissance.
Les institutions face à la crise
Aux premiers moments les plus aigus de la crise de liquidité, au cours de l'été 2008, la Banque centrale européenne a réagi vite et bien. Faisant preuve à la fois d'une bonne compréhension des événements et d'une capacité de décision et d'initiative. Test réussi. Dans la séquence suivante, marquée par une relative accalmie financière, les autorités semblent cultiver une sorte de déni de la crise et de ses impacts. Les priorités se perdent jusqu'au moment de la décision de la BCE de relever ses taux d'intérêt en juillet 2008.
Comme si l'impact de la crise pouvait se circonscrire aux Etats-Unis. C'est à cette époque que l'on voit des scénarios décrivant une économie mondiale tirée par les pays émergents - la fameuse thèse du «découplage». En septembre 2008 s'ouvre la troisième phase, celle de l'aggravation brutale de la crise avec la mise en faillite de Lehman Brothers. Et soudainement, les Européens font cette découverte: ils ne disposent pas d'un système de gestion des crises. Certes, la BCE gère la situation, parce que dans son domaine elle a une capacité de décision en temps réel.
Mais il n'y a rien de tel au niveau de l'Union européenne et de la zone Euro. Ces institutions se sont dotées de règles, y compris de règles contraignantes pour prévenir les crises, mais elles ne sont pas équipées pour gérer des crises, c'est-à -dire pour prendre des initiatives rapides et centralisées. C'est toute la différence entre une gouvernance en temps de guerre et une gouvernance en temps de paix. La conduite de la guerre requiert un commandement extrêmement centralisé concentrant dans ses mains une capacité de décision rapide. Or pendant plusieurs semaines, il y a comme un vide en Europe: les institutions ne répondent pas, les Allemands ne perçoivent pas la gravité de la situation, persuadés que leur économie passera la tempête... jusqu'au sommet du 12 octobre qui, en dehors de tout le schéma institutionnel classique, élabore en urgence le plan de secours du système bancaire. Il y a deux lectures de cet épisode: pour l'une, optimiste, l'Union européenne a su se coordonner in extremis. Pour l'autre, moins optimiste, l'énergie de la présidence française a pallié la faiblesse du système institutionnel, et ceci ne se reproduira pas nécessairement en cas de nouvelle crise. La mise en oeuvre de cette initiative de dernière minute va par la suite se heurter à la même difficulté: l'absence de système intégré et la persistance des disparités institutionnelles, en particulier au niveau de la supervision.
L'intégration européenne
Les fondements de l'intégration européenne - notamment le marché unique - sont en cause. Le risque encouru n'est pas celui d'un retour au protectionnisme classique du type rétablissement des contrôles aux frontières, mais d'une résurgence de formes plus sophistiquées. Dans le domaine financier, les évolutions y vont tout droit. Les banques ont pris l'engagement de distribuer des crédits aux ménages et entreprises de leur pays, en contrepartie des garanties étatiques. L'avenir du modèle bancaire européen passe-t-il par des entreprises intégrées transnationales voire globales ou par un modèle de banque nationale, repliée derrière ses frontières nationales? La crise a déjà donné des éléments de réponse. Le démantèlement de Fortis montre que l'option «banque nationale» peut prendre le dessus. Dans un autre domaine, celui des restructurations industrielles - par exemple celles de l'automobile - les interventions publiques, on le voit, raisonnent au niveau strictement étatique et pas au niveau européen. Politiquement, cela peut se comprendre: les politiques sont responsables vis-à -vis de leurs concitoyens, surtout s'ils engagent des fonds publics. Faut-il pour autant se satisfaire d'un tel constat? Par rapport au pilotage de la restructuration de la sidérurgie au cours des années 80 et qui avait été menée en partie à l'échelon transnational, nous avons régressé.
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L'ouverture aux pays d'Europe centrale et orientale a été à mes yeux un grand succès européen. La transition politique y a été gérée de manière exceptionnelle - mis à part la Yougoslavie - avec en même temps un processus économique de rattrapage économique très positif. Disposant en général d'un capital humain d'assez bonne qualité, ces pays ont pu importer des capitaux - que ce soit sous la forme d'investissement direct ou de crédit bancaire - pour se lancer. Un bon choix qui les dispensait d'épargner pour accumuler mais au prix de déficits extérieurs. Les turbulences ont mis brutalement ce schéma en
question, entraînant des crises violentes de balances de paiement. Or l'Europe n'a été en mesure de répondre à la situation qu'en passant par le Fonds monétaire international. Certes, l'intervention du fonds dans ce type de circonstances présente des avantages - mieux vaut faire endosser par cette institution les mesures de redressement que par l'Union européenne. Mais cette défausse illustre de façon criante le déficit de moyens et de vision stratégique. Pour l'avenir une question centrale est celle de l'entrée dans l'euro. Sur ce point l'Europe est excessivement pilotée par les critères, les procédures. Pour entrer dans la zone euro, la règle prévoit que la hausse des prix dans le candidat ne doit pas être au-dessus des trois meilleurs de la zone plus un delta. Ce critère établi en période d'inflation forte n'a plus guère de sens aujourd'hui. De même, que devient le critère de limitation du déficit budgétaire à 3% du Pib alors que plus aucun pays ne le respecte plus? Pour les impétrants dans la zone euro, ces critères - toujours les mêmes - restent contre vents et marées requis. Ne vaudrait-il pas mieux formuler la question de l'élargissement en termes stratégiques, c'est-à -dire s'interroger sur cette opportunité en termes de stabilité économique et politique?
La prévention des crises futures
Une bonne prévention dispense par définition de mettre en place un dispositif de gestion de crise: telle était l'idée avant la crise. Ce postulat s'est révélé bien naïf. Erreur renforcée par une autre: croire que le danger viendrait principalement des dérives de la politique budgétaire. Ainsi suffisait-il de mettre les finances publiques sous contrôle pour - croyait-on - écarter tout risque. L'Espagne avec ses excédents budgétaires de 2% du Pib et l'Irlande avec sa dette publique d'à peine 25% du Pib figuraient parmi les bons exemples. Or ces deux pays ont connu la crise la plus grave du point de vue financier et immobilier sans que les systèmes d'alerte n'aient véritablement fonctionné, puisqu'au contraire le message envoyé par Bruxelles était: «tout va bien». A l'avenir, il importe d'élargir le spectre de la surveillance et, au-delà du respect des critères, de s'appuyer sur une véritable analyse économique globale de façon à ne rien laisser échapper - ce que la Commission a souligné dès le printemps 2008. Il ne faut pas relâcher la discipline pour le moyen terme. Le risque d'une crise de financement des finances publiques dans tel ou tel pays est réel. Les spreads de taux se sont creusés sur certaines signatures, avant de se replier. Le scénario où un pays n'arrive plus à émettre ne peut pas être écarté. Et dans ce cas, qui lui prêtera et à quelles conditions? Mieux vaudrait répondre à ces questions à froid.
Les engagements budgétaires
Le moment n'est pas encore venu de resserrer les politiques budgétaires - la stabilisation de la conjoncture n'y résisterait pas. Il n'en faut pas moins veiller à leur soutenabilité. Le surcroît d'endettement créé pour faire face à la crise limitera les marges pour financer les retraites de demain, c'est une certitude qui impliquera inéluctablement de travailler plus longtemps. Mais comment fixer un cap ferme pour l'avenir tout en admettant qu'il n'est pas opportun de prendre des mesures de redressement des comptes pour le moment: voilà l'enjeu. Cela pose la question de la crédibilité de la volonté de revenir dans les clous. De ce point de vue, la France est loin d'être exemplaire: depuis trop longtemps, Paris donne l'impression de «jouer» avec les règles en se situant aux marges. La règle des 3% a fonctionné dans le débat français comme la limite, non pas entre le vice et la vertu, mais entre l'orthodoxie et la raison. Si bien que les engagements du type «programme de stabilité» n'ont jamais été pris au sérieux. Au cours des dix dernières années, les Français n'ont jamais tenu leurs promesses, quelles que soient les gouvernements. Croissance ou pas croissance, les dépassements sont systématiques. Si bien qu'aujourd'hui, la crédibilité des engagements budgétaires français est quasi nulle. La crédibilité se construit sur une réputation accumulée au fil des ans. Or aucun gouvernement depuis dix ans - je ne parle pas de tel ou tel mais de tous - n'a tenu parole. La discipline budgétaire
pilotée depuis Bruxelles n'est pas prise au sérieux à Paris. Pourtant, avant d'être un problème de discipline à l'échelon européen, la maîtrise de la dette est d'abord un problème interne, d'équilibre intergénérationnel. Le débat politique français tout entier tourné sur le présent ne veut pas prendre en compte cette dimension. Il reste obsédé par la répartition. Par rapport au modèle des gouvernements de coalition où la stratégie budgétaire fait partie de l'accord de coalition, le modèle français se distingue par la place éminente du ministère des Finances à qui on confie traditionnellement la discipline budgétaire. C'est lui qui a la capacité de dire oui ou non, y compris face aux parlementaires. Mais le ministère des Finances a perdu au fil des ans de son poids politique, et une mauvaise habitude a été prise de bâtir les budgets sur des hypothèses économiques optimistes; d'où l'accumulation dans les comptes publics d'un déficit structurel. Il serait souhaitable de renforcer la capacité de jugement externe. L'évolution de la Cour des comptes est une bonne chose, mais il faut aller plus loin institutionnellement pour améliorer le débat budgétaire. Cela relève au premier chef des politiques. Il manque un accord sur principes communs permettant de garantir le respect des engagements. Chaque nouveau gouvernement se sent délié des engagements de son prédécesseur. Les finances publiques ne peuvent plus être gérées dans des cycles électoraux. La question qui nous est posée: serons-nous capables de revenir dans une situation budgétaire soutenable dans les cinq prochaines années, élections ou pas?
Politiques et économistes
Dans le champ de la politique économique, il y a eu une véritable révolution au cours des vingt dernières années tant sur le plan de la compréhension théorique que sur son pilotage. Les technologies de gouvernance nouvelles se sont imposées: Banque centrale indépendante, agences de régulation, règles de bonne conduite... Or en France tout particulièrement, l'idée demeure que le bon modèle est celui dans lequel le décideur a toutes les manettes et ne se contraint pas. Cela tient à la culture politique et à l'organisation institutionnelle du pays mais aussi, j'en suis convaincu, à l'insuffisante appropriation de l'évolution de la pensée économique par les élites. Ces dernières ne sont pas spontanément formées dans une culture économique. Et les élus au Parlement ne sont guère incités à investir le champ économique du fait de leur faiblesse vis-à -vis de l'exécutif. En même temps, les politiques sont sous l'influence de la culture technocratique - celle de l'ingénieur mécanicien - dans laquelle l'action produit ses effets. D'où souvent une mauvaise prise en compte de la dimension stratégique, par exemple des interactions liées aux comportements des agents économiques.
Comprendre la crise
Les économistes ont été mis en cause dans cette crise. Ils disposaient pourtant, je pense, de beaucoup d'instruments conceptuels pour comprendre les problèmes posés. Pourquoi ne se sont-ils pas exprimés plus fort? En partie du fait de la fragmentation de l'expertise, en partie aussi, il faut l'admettre, du fait d'une forme de «capture» par l'industrie financière. Un peu comme les scientifiques qui travaillent pour les laboratoires pharmaceutiques. Derrière cela ce qui leur a le plus manqué, c'est une vision élaborée des problèmes de stabilité. De ce point de vue, la finance est en retard sur l'écologie. L'écologie a compris deux choses essentielles: d'abord qu'un système vivant fonctionne par ses interconnexions, ensuite qu'une moindre diversité fabrique un système plus fragile dont la pérennité peut être soudainement mise en question. On voit cela sur les ressources halieutiques. Un biologiste ne s'interroge pas pour savoir si le poisson est un animal rationnel pas. Il l'analyse dans son écosystème. Les économistes devraient s'inspirer de cette vision pour repenser le système.
The op-ed was also published Le Nouvel Economiste, on 10th September 2009.