Chypre : calculs, cafouillages et émotions
Une bonne intrigue combine classiquement le froid calcul des acteurs rationnels, la dose de cafouillage nécessaire au réalisme, et ce qu’il faut d’émo
Pour Le Monde, mars 2013.
Une bonne intrigue combine classiquement le froid calcul des acteurs rationnels, la dose de cafouillage nécessaire au réalisme, et ce qu’il faut d’émotion pour électriser. Les trois éléments se retrouvent dans le drame chypriote.
Le calcul des intérêts est au point de départ de l’affaire. Les pertes accumulées par un système bancaire hypertrophié l’ont rendu totalement dépendant de la BCE. Celle-ci ne veut plus continuer à assurer la survie de banques insolvables, et demande une solution. Sans union bancaire encore, c'est à l’Etat chypriote qu’il revient d'éponger les pertes accumulées, mais celles-ci sont trop lourdes pour lui. Il ne pourra pas à la fois les assumer et rembourser les crédits d’assistance dont il a un besoin pressant. Soucieux de rétablir une crédibilité écornée, le FMI a d'ailleurs décidé de ne pas jouer la comédie : il ne prêtera pas à l’Etat chypriote tant que celui-ci n’aura pas restauré sa solvabilité.
Au lendemain des élections il y avait deux possibilités. Soit les partenaires européens prenaient à leur charge le renflouement des banques ; ce n’était pas bien cher – 0,06% du PIB de la zone euro - mais Mme Merkel, elle aussi soucieuse de crédibilité, ne voulait pas entendre parler ; elle savait d’ailleurs que si elle cédait, le SPD ne manquerait pas de se poser en défenseur de l’épargne des Allemands. Soit l’Etat faisait payer les créanciers des banques, qui sont en l’espèce des déposants ; ce fut la solution retenue le 16 mars par les ministres des Finances au terme d’une nuit de négociations. Plutôt que de passer par une procédure de résolution, ils optèrent pour un prélèvement sur les dépôts.
C’est là qu’est intervenu le cafouillage, hélas à dose plus qu’homéopathique. La protection des déposants est une pierre angulaire de la stabilité financière, parce qu’elle prévient les paniques. Juridiquement, cela n’interdit pas de taxer les dépôts (l’Italie l’a fait en 1992), mais il y faut du doigté et une exécution sans faute. Pour préserver son statut de place offshore, Chypre voulait ménager les titulaires de gros comptes, ce qui a conduit à imposer, et sans même une franchise, tous les avoirs inférieurs au seuil européen de 100.000 euros en-dessous duquel s’applique la garantie des dépôts. L’accord conclu par l’Eurogroupe était ainsi contestable. Le fait que tous les participants à la décision s’en soient depuis distanciés est un terrible révélateur des dysfonctionnements et, pour tout dire, de l’irresponsabilité des comités qui tiennent lieu d’instances de gouvernance européenne.
Mais après avoir accepté l’accord et imposé qu’une taxation au premier euro, le gouvernement chypriote ne l’a pas défendu face à une opinion scandalisée. L’émotion est venue, comme il se doit, du peuple. Le parlement a rejeté le projet en bloc.
Après les élections italiennes il y a un mois, la révolte des Chypriotes confirme ainsi que le risque financier sous l’emprise duquel nous avions vécu les années 2010-2012 a été remplacé par le risque politique. Ce ne sont plus les spéculateurs qui menacent la monnaie européenne – ils sont d’ailleurs restés remarquablement calmes la semaine dernière – ce sont des peuples exaspérés.
Que faire désormais ? Il n’y a plus de bonne solution. Forcer Nicosie à liquider les banques, en faisant porter les pertes sur les déposants non-garantis, porterait immédiatement le coup de grâce à son modèle bancaire et entraînerait des fuites de capitaux massives, auxquelles l’Etat serait contraint de répondre par des contrôles aux frontières. Laisser Chypre se précipiter dans les bras de la Russie, à supposer que celle-ci le veuille, ce serait laisser Moscou en fixer les conditions gazières ou militaires, au détriment de l’Union européenne. Quant au plan B de Nicosie, il reste pour l'heure trop nébuleux pour convaincre.
La moins mauvaise solution serait pour la zone euro de prendre à sa charge l'équivalent d'un prélèvement de 5 pour cent sur tous les dépôts inferieurs à 100.000 euros, à condition que Chypre prenne en charge le reste et en fasse porter le cout sur les gros déposants. Pour les partenaires européens le cout serait insignifiant – 1 milliard, soit un dix-millième du PIB de la zone euro - et la concession suffisamment minime pour ne pas être lue comme un irrémédiable aveu de faiblesse. Si Chypre ne veut pas se résoudre a une telle solution il faudra bien arrêter la fourniture de liquidité aux banques, comme la BCE a menacé de le faire. Ce serait de facto l'expulser de la zone euro – précisément ce que les dirigeants européens n’ont cessé de vouloir éviter depuis trois ans, mais mieux vaut perdre Chypre que sa toute crédibilité, et l'Allemagne avec.
Quelle que soit la solution retenue, l’édifice européen sortira sérieusement affaibli de l’épreuve. On ne gère pas un espace monétaire comme on gère un marché : il ne suffit pas de fixer des règles, il faut aussi faire des choix, assumer les décisions prises, et les exécuter. Il est temps de s’en rendre compte.